Je ne sais plus qui a dit ça, mais le passé est un boomerang si on le lance au loin, il décrit une belle trajectoire semble s’éloigner mais il faut être près à le revoir revenir sans quoi on se le prend dans la figure.
C’est lundi la journée de commémoration des répressions politiques en Union Soviétique. Le trente octobre est souvent une journée grise froide et pluvieuse mais malgré ça les gens défilent pour dire les nom des victimes des répressions devant le monument aux morts sur la place de la Loubianka où siègent les services secrets. Le monument moscovite est simple, c’est une pierre non taillée qui vient des îles Solovki, laboratoire et symbole des répressions soviétiques et il fut érigé en URSS en octobre 1990.
Cette année étant donné que le 29 octobre est un dimanche la lecture sur la place de la Loubianka, des noms des personnes réprimées par le régime soviétique a lieu un peu plus tôt pour que chacun puisse s’y rendre.
Une foule immense fait la queue dans le froid pour pouvoir lire un nom, une profession, une date d’arrestation, d’exécution, et parfois la mention d’une personne qui a survécu ou dont le destin n’a pas encore été élucidé. Ainsi cette victime ne sera pas oubliée, on dit que l’on espère que ces répressions ne se reproduisent pas dans l’avenir, parfois on demande de se souvenir des victimes de la guerre civile, de la collectivisation ou de l’Holodomor ou l’on demande la libération des actuels prisonniers politiques ou de l’historien Iouri Dmitriev.
C’est dans ce contexte de difficile mémoire de l’épisode concentrationnaire que s’inscrit cet événement. On parle peu en effet des camps soviétiques dans l’espace public. Le célèbre journaliste Vladimir Pozner à pu s’étendre sur les horreurs Allemandes dans sa série télévisée faisant le tour d’Allemagne et qu’il soutient qu’il l’aurait fait également sur le GOULAG s’il avait fait un tour de Russie. Mais il ne l’a pas fait et tout cela reste bien sûr du conditionnel. Il n’y a pas eu de tour de Russie, pas de retour sur le passé concentrationnaire soviétique à la télévision. Ce manque explique facilement le succès de la commémoration populaire des répressions politiques.
Le livre de la journaliste Véronika Dorman que j’ai mis au début de cet article est assez court et très personnel, mais il éclaire de façon pertinente le regard russe actuel sur le passé. Il procède par une présentation historique des iles Solovki qui sont un symbole important, tout autant pour la Russie d’avant 1917 que l’Union Soviétique dans son développement du système concentrationnaire et enfin pour la Russie d’aujourd’hui avec le développement du tourisme nordique et la reprise en main par l’église orthodoxe de Moscou. Véronika Dorman visite régulièrement cet archipel nordique et c’est là que se trouve le point de convergence de la mémoire russe, de la sienne et de sa vie personnelle:
Mais là, sur cet archipel d’une parfaite beauté nordique où les nuits sans aube succèdent aux jours sans crépuscule, dans ce jeu d’îlots minéraux auxquels l’eau de centaines de lacs offre un miroir sans fond, au pied de ce monument d’architecture médiévale aux bulbes majestueux cerné d’un village éteint aux bâtis dévastés, parmi ces dizaines et centaines de pèlerins, de voyageurs et de simples curieux venus des quatre coins du pays, j’ai compris que les Russes que j’avais tant rêvé de rejoindre afin de ne faire plus qu’une avec eux, je les avais depuis toujours rattrapés car ils souffraient du même mal que j’endurais. Celui d’une impossible mémoire.
On regrettera quelque passages impressionnistes car au fond le lecteur que je suis s’intéresse surtout aux histoires, qu’elles soient personnelles, historiques ou romanesques mais assez peu aux tableaux un peu flous dressés rapidement que l’on trouve dans les carnets des journalistes. Il y a aussi des détails amusants comme le genre féminin à la lettre H, je croyais cela tout à fait tombé en désuétude, surtout depuis la personnification et l’homophonie de Georges Pérec dans W ou le souvenir d’enfance. Il me semble que maintenant si on écrit pas « l’histoire avec un grand H », on pense inévitablement aux blagues potaches un peu amères de Georges Pérec.
Ou encore autre chose qui fait sourire: le fait de placer le coup de Prague en 1968 (il y a confusion entre le coup de Prague de février 1948 et l‘invasion de la Tchécoslovaquie en Août 1968). Et enfin il y a la dernière phrase que j’ai relu une dizaine de fois et que je n’ai toujours pas comprise. Énigmatique.
« rien vraiment ne nous change car tout est écrit depuis toujours, sauf ce qui nous change sans vraiment nous changer, mais à moins de quoi il y aurait quelque chose d’essentiel que nous n’aurions pas compris«
Pour revenir à l’essentiel du livre, la mémoire est évidemment importante, la triturer dans tous les sens avec une vision Orwellienne (« Celui qui contrôle le passé contrôle l’avenir. Celui qui contrôle le présent contrôle le passé ») finit très mal (sauf pour les éditeurs puisque 1984 est un best seller depuis très longtemps et c’est pas près de s’arrêter). Sachons voir le Boomerang qui nous revient.
Dans la Russie d’aujourd’hui, le présent inquiète et l’avenir effraie. Parce que la société ne parvient toujours pas à repenser son passé. On prône un oubli heureux d’hier pour ne pas créer de conflits entre les générations présentes et ne pas traumatiser les générations futures. On récite et on se raconte une histoire faite de triomphes, de victoires et de succès sur l’adversité : il faut bien éduquer la jeunesse dans la fierté et non dans la culpabilité et le repentir qui sont l’apanage des faibles alors que le monde entier nous menace. Chaque pays a ses squelettes, mais il faut verrouiller nos placards. La Russie est plus grande et plus riche que les pages sombres de son histoire, qu’il faut arrêter de ressasser. Parlons plutôt de ce qui fait sa grandeur, qui crée le sentiment de dignité. Tel est le discours officiel. C’est une propagande cohérente, conséquente, des mythes de la grandeur nationale qui fonde le patriotisme russe actuel au risque permanent de sombrer, sous le prétexte de l’agression, dans un nationalisme agressif.
Enfin terminons par un projet assez esthétique qui rend actuel les destins brisés par les répressions de masse:
Le graphiste moscovite Hasan Bakaev a pris des visages de personnes déportées réunies sur la page mémorielle La baraque immortelle et les a collés sur des photos actuelles de citadins stylés. Le résultat est étonnant, cela rend ces morts proches de nous tout en étant respectueux de leur mémoire.